Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions.
vvvvvChâteau de Wooton (Angleterre) où Rousseau compose une bonne part des Confessions.
la rencontre avec Mme de Warens (21 mars 1728)
J'arrive enfin; je vois Mme de Warens. Cette époque
de ma vie a décidé de mon caractère; je ne puis me résoudre
à la passer légèrement. J'étais au milieu de ma
seizième année. Sans être ce qu'on appelle un beau garçon,
j'étais bien pris dans ma petite taille; j'avais un joli pied, la jambe
fine, l'air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne,
les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés,
mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé.
Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m'est arrivé
de songer à ma figure que lorsqu'il n'était plus temps d'en tirer
parti. Ainsi j'avais avec la timidité de mon âge celle d'un naturel
très airnant, toujours troublé par la crainte de déplaire.
D'ailleurs, quoique j'eusse l'esprit assez orné, n'ayant jamais vu le
monde, je manquais totalement de manières, et mes connaissances, loin
d'y suppléer, ne servaient qu'à m'intimider davantage, en me faisant
sentir combien j'en manquais.
Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris
autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d'orateur, où,
cousant des phrases des livres avec des locutions d'apprenti, je déployais
toute mon éloquence pour capter la bienveillance de Mme de Warens. J'enfermai
la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible
audience. Je ne trouvai point Mme de Warens; on me dit qu'elle venait de sortir
pour aller à l'église. C'était le jour des Rameaux de l'année
1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins, je lui parle... Je
dois me souvenir du lieu; je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes
et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d'un balustre d'or cette
heureuse place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque
aime à honorer les monunents du salut des hommes n'en devrait approcher
qu'à genoux.
C'était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à
main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à
gauche, conduisant par une fausse porte à l'église des cordeliers.
Prête à entrer dans cette porte, Mme de Warens se retourne à
ma voix. Que devins-je à cette vue! Je m'étais figuré une
vieille dévote bien rechignée : la bonne dame de M. de Pontverre
ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri
de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant,
le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil
du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, sûr
qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer
de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente
d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre,
revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût
relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps
d'entrer. " Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir,
vous voilà courant le pays bien jeune ; c'est dommage en vérité.
" Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : " Allez chez
moi m'attendre ; dites qu'on vous donne à déjeuner; après
la messe j'irai causer avec vous. "
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Livre second, p.83-84.
un site consacré à Rousseau (Rousseau Association, ***)
un dossier très bien fait sur Rousseau (mémo ***)